Faire reconnaitre le sujet des maltraitances comme un fait de société
Alice Casagrande a été Conseillère ministérielle en charge de la lutte contre les maltraitances au Ministère des Solidarités. Elle a participé à structurer la politique publique de lutte contre les maltraitances envers les adultes vulnérables, notamment par le pilotage des états généraux des maltraitances en 2023, l'élaboration d'une stratégie nationale dédiée lancée en mars 2024, et le travail sur la loi bien vieillir adoptée en avril 2024.
Elle témoigne d’un parcours acharné pour que ce sujet, abordé uniquement à travers des drames et des faits divers, soit aujourd’hui considéré comme un fait de société. Une des premières actions qu’elle a mise en œuvre est la construction d’un consensus formalisé autour d’une définition de la maltraitance universelle et intersectorielle avec l’aide de la Haute Autorité de Santé. Depuis février 2022, cette définition est inscrite dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF). Il y a maltraitance d’une personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action, compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux, et/ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations.
Mais il manquait encore des éléments chiffrés pour quantifier ce fait et faire prendre conscience de l’ampleur de ce phénomène social. Une enquête réalisée par le
Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (Credoc) sur la perception de la maltraitance par les Français les apporte. L’enquête dévoile ainsi, en novembre 2022, que
70 % d’entre eux se montrent inquiets des
risques de maltraitance pour eux-mêmes ou leurs proches.
Cela conduit à la mise en place des États généraux de la maltraitance. Pendant cinq mois, cette initiative recueille des idées grâce au soutien de la Commission nationale du débat public. Elle s’inspire du modèle du Grenelle pour engager également les acteurs issus du domaine pénal et approfondir la réflexion. En effet, comment agir lorsque l’on vit avec son agresseur, qu’il soit professionnel ou un proche ? Ces acteurs sont familiers du phénomène de silence imposé, qui exige des stratégies adaptées.
Trois domaines d’intervention sont abordés : l’âge, mais aussi le handicap et la pauvreté, bien que le premier suscite la plus forte mobilisation des acteurs. En octobre 2023, le ministère des Solidarités et des Familles reçoit le rapport issu de cette concertation, lequel expose 20 constats et formule 70 propositions.
Le 25 mars 2024, la ministre chargée des personnes âgées et des personnes handicapées présente la stratégie nationale de luttes contre les maltraitances. Le décret de février 2024, relatif au projet d'établissement ou de service des établissements et services sociaux et médico-sociaux institue les conditions de mise en œuvre d’une démarche interne de prévention et de lutte contre la maltraitance, (notamment les moyens de repérage des risques de maltraitance, modalités de signalement et de traitement des situations de maltraitance et de réalisation d'un bilan annuel portant sur les situations survenues dans l'établissement ou service).
Enfin,
la loi dite « bien vieillir » d’avril 2024 rappelle l’obligation d’une mobilisation commune. De signalement mais également de réponse, à travers l’installation de cellule de recueil et de traitement des situations de maltraitances, pilotées par l’ARS. Faute de décrets d’application, elles ne sont pas encore mises en place et supposeront des moyens humains et donc financiers pour répondre à ce grand cri de la société.
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Les responsabilités des acteurs en matière de prévention et de signalement, le point de vue du juriste
Laurent Bloch est directeur du Centre européen de recherches en droit des familles des assurances des personnes et de la santé. Il est également professeur de droit privé au Collège santé de l’université de Bordeaux.
Le droit doit servir à protéger les plus faibles et différents types de responsabilités engagent les professionnels : des responsabilités d’ordre moral, civil, pénal, disciplinaire et/ou ordinal. Comment révéler le danger tout en conciliant le secret professionnel ? La loi précise les cas pour lesquels cette révélation du secret est imposée ou autorisée dans l’objectif de protéger la personne la plus faible. Il souligne que la société évolue, amenant la loi mais également les parcours de formation des professionnels à s’adapter et à se structurer pour y répondre. Ces sujets sont ainsi peu abordés aujourd’hui , lors de l’enseignement initial des futurs médecins, qui trouvent à l’issue de leur cursus des espaces de réflexion sur ces enjeux lors de réalisation de DU non obligatoires.
Questionnement sur la maltraitance
Emmanuel Langlois est sociologue, enseignant chercheur à l’université de Bordeaux.
La maltraitance est un ressenti très diffusé, très présent dans nos sociétés. Bien que s’agissant d’un mouvement récent, nous constatons une inflation de la maltraitance. Les dispositifs de prise en charge, assurés notamment dans les établissements médico-sociaux reposent sur les principes de gagner en autonomie, de respecter le corps, les valeurs, les éthiques professionnelles pour offrir un espace de mise en sécurité de soi, principe de justification dans les prises en charge. Toute déviation individuelle ou organisationnelle devient alors une atteinte subjective.
En parallèle, nous sommes aujourd’hui entrés dans une logique d’organisation et non plus d’institution, qui répondait en premier lieu aux valeurs sociales et non individuelles. Si nous sommes dorénavant davantage à l’écoute des problématiques individuelles, d’autres difficultés apparaissent. Les sociologues ont développé le concept d’organocène. En résumé, une complexité trop importante, un milieu bureaucratique où le reporting est consacré. En quelques mots, trop d’organisation tue l’organisation.
Dans une société qui prône l’individualisme, meurtrir le corps c’est porter atteinte à la personne. On parle alors du manque de reconnaissance, du sexisme, de l’âgisme. Le droit est là pour garantir le droit à être, à garantir notre potentiel comme individu, à partir de nos capabilités. Une politique de bientraitance doit donner les moyens de se réaliser en tant qu’individu mais a pour conséquence d’appréhender la prise en charge en termes de risques, ce qui ouvre un boulevard à l’inflation de la maltraitance, dans une complexité des situations et des lieux où elle est observée.
Que faire alors, hormis des guides… Développer une approche systémique, mais
la maltraitance reste un concept mou pour une réalité dure. L’impression donnée est que la solution trouvée serait de renforcer l’organisation, de faire porter une plus grande responsabilité aux professionnels, de développer de la qualité, que l’option choisie est au final de rajouter de l’organisation à de l’organisation. L’organocène, un concept qui a de l’avenir…