L’écriture pour rendre entendable ce qui est supposé indicible

Le choix du conférencier inaugural fait toujours l’objet d’une délicate réflexion à l’Université du Temps Libre ; aussi, quand notre partenaire des Escales du Livre nous a soufflé le nom de Beata Umubyeyi Mairesse, nous n’avons pas hésité longtemps… Originaire de Butare au Rwanda, la future écrivaine fuit sa terre natale à l’âge de 15 ans pour rejoindre la France, bien loin du génocide des Tutsi auquel elle a miraculeusement survécu avec sa mère.

Tandis que nos étudiants de l’UTL se rassemblent peu à peu devant l’amphithéâtre Marne Victoire pour l’écouter raconter son exploration toute littéraire de ce tragique événement, Beata se confie quelques instants en privé…

L’écriture pour rendre entendable ce qui est supposé indicible


Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?

Plusieurs choses, mais essentiellement l’envie de témoigner de nos histoires rwandaises en répondant à la fameuse phrase de  de Toni Morrison qui a marqué mon esprit, «  s’il y a un livre que tu voudrais lire et que tu ne le trouves pas, écris-le ». J’avais constaté que l’expérience d’un génocide n’était pas aussi indicible qu’on le prétendait, mais plutôt qu’elle est généralement inentendable. Je suis entrée en écriture avec la volonté de trouver les mots et les formes qui la rendent donc audible.

 

Où puisez-vous votre inspiration ?

Dans mon vécu, dans l’Histoire rwandaise mais aussi dans les récits des survivants de la Shoah, ou d’autres génocides. Je souhaite porter un regard rwandais sur le génocide, certes, mais aussi un regard de survivante. Nous, on parle de génocide « des Tutsi du Rwanda » et non de génocide « rwandais » car cette formule a été récupérée par les révisionnistes…

 

Quelques termes de kinyarwanda apparaissent dans vos ouvrages. Quel rapport entretenez-vous avec votre langue natale ?

J’ai été scolarisée dans une école internationale, donc j’ai appris à lire et écrire en français. Le kinyarwanda est ma langue maternelle, je l’utilise encore souvent à l’oral, mais ne l’écris pas. Cependant, elle irrigue et inspire beaucoup mon écriture en français, car c’est une  langue riche, très imagée, elle a nourri mon imaginaire. J’ai tenté de la transmettre à mes enfants, mais c’est compliqué quand on n’est pas in situ. C’est une langue complexe, avec nombre de déclinaisons, etc.

 

Hormis l’écriture, quelles sont vos activités ?

Auparavant, j’étais coordinatrice dans le cadre de la prévention/santé au sein d’associations de lutte contre le suicide, le Sida… A présent, j’anime des ateliers d’écriture dans des médiathèques et des établissements scolaires, sur diverses thématiques : autour de l’identité à l’adolescence, sur l’image de soi, par exemple.
Je suis également formatrice de premiers secours en santé mentale.

 

Vous avez accepté spontanément d’intervenir aujourd’hui auprès de nos étudiants senior. Comment concevez-vous cet âge de la vie ?

Ce que vous faites est fondamental. La réelle richesse d’un pays devrait selon moi se mesurer à l’aune du soin qu’il apporte à  ses seniors, aux personnes fragiles en général. Tout ce don immatériel est la véritable valeur d’une nation. Dans mon roman Consolée, qui se déroule en partie dans un Ehpad français, j’ai tenté d’explorer cette dimension. En Afrique, traditionnellement, la vieillesse est valorisée, les aînés sont grandement respectés. Il nous faut les garder dans la palpitation du monde.                                                                                                  


Avez-vous d’autres projets littéraires ?

Oui, plein ! Mais j’ai besoin de temps pour me replonger dans le tressage des phrases, faire des recherches, laisser l’histoire germer…



Extrait de son premier essai Le Convoi :

À l’âge de 30 ans, je tombe sur cette phrase de Toni Morrison : « S’il y a un livre que tu voudrais lire mais qu’il n’a pas encore été écrit, alors tu dois l’écrire. » Je sais que depuis toutes ces années de silence et de tentatives de « résilience exemplaire », je cherche le livre que je voudrais tendre à celles et ceux, pourtant proches et bienveillants, qui m’ont donné le sentiment de ne pas être prêts à lire un témoignage, le mien ou celui d’un autre. Une lecture pour celles et ceux qui répètent « c’est indicible » sans vraiment y penser. Je crois, moi, que les mots peuvent dire toute l’étendue du désastre – les témoignages en sont la preuve – et que notre incommunicabilité vient plutôt du fait que c’est inentendable. Je souhaite écrire un texte qui dirait l’expérience de la survie, ici et là-bas, dans sa multiplicité et sur le temps long, sans euphémisme mais sans pour autant effrayer. Qui décrirait l’avant et l’après pour mieux faire entendre les trois mois de nuit que nous avons traversés.





Pour aller plus loin dans la découverte de Beata-poétesse-romancière-essayiste…

Bibliographie non exhaustive :

  • Ejo, La Cheminante, 2015
  • Lézardes, La Cheminante, 2017
  • Après le progrès, La Cheminante, 2019
  • Tous tes enfants dispersés, Autrement, 2019 ; J’ai lu, 2021 – Prix des Cinq Continents de la francophonie
  • Ejo, suivi de Lézardes, et autres nouvelles, Autrement, 2020
  • Peau d’épice, illustré par Véronique Joffre, Gallimard Jeunesse, 2023
  • Consolée, Autrement, 2022 ; J’ai lu, 2024 – Prix Kourouma 2023
  • Le Convoi, Flammarion, 2024 – Prix Essai France Télévisions – Grand Prix de l’héroïne 2024 Madame Figaro
Découvrez les futures conférences